Vous êtes le scientifique français référent sur le cormoran, depuis combien de temps étudiez-vous cet oiseau ?
Loïc Marion : J’étudie sa biologie depuis sa première nidification en France continentale en 1981, au lac de Grand-Lieu, devenue la colonie la plus importante du pays. L’objectif était de savoir s’il s’agissait d’une nidification de la sous-espèce continentale sinensis, dont les colonies les plus proches étaient aux Pays-Bas, ou de celle marine carbo, présente à 120 km sur la côte d’Ille-et-Vilaine. Il fallait vérifier la spécialisation écologique de ces deux sous-espèces en Europe, tant durant la reproduction qu’en hivernage. J’ai remis en cause la fiabilité des critères de plumage utilisés jusqu’alors pour les distinguer, pour retenir leurs différences génétiques, ce qui a permis de découvrir une troisième sous-espèce, que j’ai baptisée norvegicus, présente sur les côtes marines européennes de la Norvège jusqu’en Bretagne. Parallèlement, j’ai mis en place et coordonné les recensements nationaux bi puis trisannuels des populations hivernantes et nicheuses pour le ministère de l’Environnement, associant ornithologues, CSP-ONCFS-OFB et pêcheurs, en les étendant à l’Europe et l’Afrique du Nord en 2003 puis en 2012- 2013 au sein du Cormorant Research Group de Wetland International.
Comment se porte l’espèce en France et en Europe ?
L. M. : En 1970 la sous-espèce sinensis était très menacée en Europe avec seulement 5300 couples (réfugiés aux PaysBas, Danemark et dans les Balkans), contre 22 000 couples pour carbo sur les côtes norvégiennes, britanniques et françaises (Manche). Sa protection stricte par la Directive oiseaux de l’UE en 1979 et l’accroissement des ressources liées à l’eutrophisation ont entraîné une très forte progression pour atteindre environ 393 000 couples en 2006 pour toute l’Europe, mais déclinant de 6% avec 371 000 couples lors du second recensement de 2013, dont respectivement 2 807 et 6 663 couples en France (9 235 couples en 2021). La population marine carbo a décliné de 23% en Europe entre 2006 et 2012 pour ne plus atteindre que 42 000 couples, avec une chute moindre en France (2 122 couples en 2003 à 1 876 couples en 2021).
Vous avez été élu à la présidence du Conseil national de la protection de la nature qui a donné un avis favorable au projet d’arrêté supprimant les prélèvements dans les eaux publiques. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
L.M. : Par déontologie en tant que coordinateur des recensements, je n’ai pas présidé cette séance du CNPN, ni rapporté ce dossier, ni participé au vote. Les membres du CNPN ont approuvé l’arrêt des tirs en eaux libres (qui ne concernent pas les piscicultures professionnelles mais une activité de loisir) proposé par l’État en raison de l’inefficacité de ce dispositif pour contrôler la population hivernante à l’échelle départementale, constatée à chaque recensement national, et pour le non-respect des conditions de dérogation au statut d’espèce protégée fixées par la réglementation française et européenne, sanctionné de manière constante par la jurisprudence cassant les arrêtés préfectoraux de tirs depuis de nombreuses années.
L’arrêt de ces prélèvements, environ 20000 oiseaux épargnés par an, va-t-il faire exploser la population de cormorans en France ?
L. M. : Absolument pas ! Les super-prédateurs s’autorégulent par des mécanismes complexes, variables selon les espèces et les proies, pour s’adapter à la ressource : les lions n’épuisent pas les troupeaux d’herbivores sous peine de se suicider eux-mêmes. Ces mécanismes ne sont pas toujours connus mais sont souvent d’ordre comportemental (compétition inter-individuelle ou de groupe pour les meilleurs sites, territorialité alimentaire ou de sites de reproduction, accès à la reproduction et succès reproducteur, hiérarchie sociale, taux de survie selon l’âge…), interreliés, tant en période de reproduction que durant la migration ou l’hivernage. L’occupation progressive du territoire français par les grands cormorans hivernants au cours des quatre dernières décennies s’est effectuée par la compétition pour les ressources alimentaires, essentiellement naturelles, en occupant en premier les zones optimales (marais littoraux, grands fleuves ou lacs, soit 46 départements occupés avant 1983, ayant en moyenne 9300 ha d’eau), même ceux les plus distants (Camargue). Les individus supplémentaires se contentent des milieux suboptimaux (soit 27 départements occupés en 1992 ayant en moyenne 4 100 ha d’eau, les 22 derniers départements occupés en 2001 ayant en moyenne moins de 2600 ha d’eau). In fine, hormis l’effet année, le nombre de grands cormorans présents sur chaque département est corrélé à la surface en eaux libres optimales, la température hivernale n’intervenant qu’en facteur très secondaire. Les oiseaux qui meurent de faim, de maladie, ou par tirs, sont remplacés d’autant plus vite que la zone concernée est optimale, notamment les régions piscicoles très attractives. Ce qui explique l’inefficacité des tirs. L’arrêt de ces derniers entraînera une régulation substitutive par compétition ou par augmentation de la mortalité, sachant qu’un territoire donné ne peut pas accueillir un nombre illimité d’individus. Nous notons une stabilisation autour de 110000 oiseaux mi-janvier. La cinétique de croissance des effectifs à l’échelle locale, par exemple différents bassins hydrographiques, est cependant très variable dans le temps.
Les études scientifiques demandées par le ministère de l’Écologie, visant à démontrer l’impact du cormoran sur certaines populations piscicoles, peuvent-elles vraiment résoudre le problème ?
L.M. : Compte tenu des facteurs majeurs de dynamique de population des grands cormorans décrits précédemment, et de la difficulté de quantification des effets de la prédation sur certaines espèces de poissons nécessitant le recours à des études comparatives très lourdes (dynamique des populations proies avec ou sans prédation des grands cormorans), hors de portée des fédérations de pêche, il est peu probable que ces dernières parviennent à inverser la jurisprudence. Hormis à l’échelle très locale, tel tronçon de rivière, tel étang, où la prédation peut être importante, la stabilisation des effectifs de grands cormorans intervient autour d’une prédation d’environ 5% du stock de poissons présents. En fait, la biodiversité des milieux aquatiques a été fortement impactée par l’intensification de l’agriculture intensive ces quarante dernières années. Cela a provoqué une raréfaction des espèces de poissons sensibles à la pollution, l’eutrophisation et le réchauffement climatique, salmonidés notamment, au profit des cyprinidés et d’espèces invasives qui sont les principales proies du grand cormoran.
Les pêcheurs doivent-ils apprendre à vivre avec la prédation du cormoran ?
L. M. : Dans les années 1970, la « bête noire » des pêcheurs était le héron cendré, accusé de piller les stocks de poissons, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui alors que sa population française a été multipliée par sept. En sera-t-il de même pour le grand cormoran, pour l’instant encore souvent considéré comme le bouc émissaire des perturbations des milieux aquatiques ?
Un scientifique reconnu
Loïc Marion est chercheur CNRS (université Rennes1-MNHN) en écologie des zones humides (hydrologie, productivité végétale, poissons, oiseaux piscivores), coordinateur national des recensements des grands cormorans et ardéidés pour le ministère de l’Environnement depuis 40 ans et auteur de plus de 500 publications. Il a été directeur de la Réserve nationale naturelle du lac de Grand-Lieu pendant 23 ans.