Dans l’article de la rubrique droit publié en juin, il était fait état de l’interdiction de transport des carpes communes de plus de 60 cm. Ce texte de loi concerne en fait toutes les carpes (cuir, miroir, linéaire, fully…), la formulation pouvant tromper le lecteur. Je reviens donc sur ce point pour deux raisons.
La genèse de la loi
La première, c’est parce que ce sujet me tient à cœur. Je suis en effet, avec d’autres camarades, à l’origine de cet article paru dans la Lema en 2006 afin d’essayer d’enrailler le trafic des carpes spécimens qui « s’envolaient » vers certains plans d’eau commerciaux. Pascal Bacoux avait rédigé un édito à ce sujet (de mémoire intitulé « José Bové chez les carpistes »)… Le hic, c’est que lorsque l’on dénonçait un trafic à plus ou moins grande échelle (des camions entiers de carpes volées sont partis vers l’Angleterre), leurs organisateurs nous répondait, souvent avec un accent de la perfide Albion, que le poisson appartenait à qui le prenait et qu’ils pouvaient en faire ce qu’ils voulaient. Ainsi, au début des années 2000 des centaines de carpes trophées ont été prélevées dans nos lacs et rivières, au nez et à la barbe des associations et fédérations de pêche. Comme j’ai toujours été un défenseur de notre patrimoine commun, administrateur d’une AAPPMA et d’une fédération, je ne pouvais rester indifférent à ce pillage en règle. Espérons que ce soit de l’histoire ancienne ! La seconde raison était de ne pas induire en erreur nos lecteurs qui s’arrêteraient à « carpe commune ».
Espèce et sous-espèces
Oui, le Code de l’environnement dit bien « carpe commune » mais il précise, entre parenthèses, « cyprinus carpio ». Or tout le monde ne connaît probablement pas le petit nom latin de tous nos poissons, ni toute la réglementation sur le bout des doigts. Aussi ai-je pour habitude de dire que « même si ça va sans le dire, ça va toujours mieux en le disant ». Donc, lorsque le législateur ou le scientifique écrit « carpe commune », il cite l’espèce qui englobe toutes les « sous-espèces » possibles et imaginables de carpes, bien sûr la souche originelle écailleuse, qui était la seule et la plus commune avant l’arrivée des carpes « à miroirs » ou « royales » comme disaient nos aïeux, dont celles avec une seule rangée d’écailles le long de sa ligne latérale que les pêcheurs appellent aujourd’hui linéaires ou « zip » pour la ressemblance de cette ligne d’écailles avec une fermeture éclair. Ajoutez les fully (plus exactement fully scaled, littéralement les miroirs « pleines d’écailles ») que nous autres français appelons « tartes aux pommes » (pour la ressemblance visuelle et non pour le goût), les cuirs et les dizaines de variétés colorées de koi (carpes en japonais).
Tout cuir
Concernant les cuirs, il y a souvent de longues discussions entre pêcheurs qui parlent des « vraies cuirs » qui n’ont absolument aucune écaille, et ceux se référant à la génétique et aux écrits scientifiques (ceux de Kirpichnikov font référence, voir plus bas) qui mettent dans la catégorie des cuirs les carpes qui n’ont que quelques écailles à la base des nageoires. Je ne serais pas complet si je ne parlais pas de la carpe mopse décrite par Guillaume Rondelet (L’histoire entière des poissons, p 111, 1558) ou encore superbement illustrée par Johann Daniel Meyer (table VIII p 85, 1752). Il s’agit en fait d’une monstruosité, liée à une malformation de la tête, qui la fait ressembler au dauphin ou aux poissons tels qu’on le voit souvent sculpté sur les fontaines.
La petite histoire d'un nom
Aristote (300 av. JC) fut l’un des premiers à évoquer à plusieurs reprises (six, si j’ai bien compté), un poisson que l’on identifiera ensuite dans les traités d’ichtyologie comme étant la carpe, sous le nom grec de κυπρῖνος (kyprinos ou kyprianos). On tient ici les racines d’un nom qui vient probablement de Kypris (en latin Cypria) qui était le second nom d’Aphrodite, la déesse de l’amour, peut-être à cause de la grande fertilité des carpes, d’aucuns disent du frai bruyant de ces poissons dans peu d’eau qui rappellerait la naissance d’Aphrodite de l’écume de la mer… Vers 77 après JC, Pline l’Ancien publia son Histoire naturelle en s’inspirant de la lecture, faite par ses nombreux esclaves, de pas moins de 2 000 ouvrages et 500 auteurs dont Aristote. Un travail titanesque dans lequel il mentionne à son tour le nom latinisé en cyprinus. La division classique d’une espèce en sous-espèces n’est pas toujours nette et c’est le cas pour la carpe qui présente beaucoup de variations régionales. Depuis Linné (1758) on trouve dans la littérature une bonne soixantaine de noms de sous-espèces de Cyprinus carpio. Toutes sont des carpes !
Une histoire d'allèles
La diversité génétique de nos carpes est la résultante de mutations, de migrations et de dérives génétiques par sélection naturelle ou par l’homme. Cela provoque des changements dans les fréquences de gènes et d’allèles, conduisant à l’évolution et à la diversité génétique des populations. Valentin Sergeevich Kirpichnikov expliquera en 1981 que les quatre types d’écaillure des carpes sont déterminés génétiquement par quatre allèles à deux loci, désignés Ss et Nn.
La carpe commune (écailleuse) illustrée par Jean-Pierre Foissy ci-dessus résulte des combinaisons SSnn et Ssnn. C’est l’écaillure primitive des formes sauvages ou cultivées les plus anciennes.
La carpe miroir résulte du génotype ssnn exclusivement. Le motif de miroir typique est une seule ligne ininterrompue d’écailles sur le dessus du dos, quelques écailles près de la queue et à la base des nageoires. Beaucoup de variétés sont observées.
La carpe linéaire comporte une ligne latérale entièrement recouverte d’une large ligne d’écailles. Génotypes SSNn et SsNn.
Les carpes cuirs résultent du génotype ssNn et n’ont pas du tout d’écaille ou quelques-unes à la base des nageoires.