Dossier pêche de la carpe de nuit
Comme la chasse et la cueillette, la pêche a joué un rôle important pour que les premiers hommes se nourrissent. Jusqu’à la fin de l’empire romain, le droit de pêche est resté ouvert à tous et le poisson appartenait à celui qui l’attrapait. Puis, avec l’avènement de la féodalité, les souverains et seigneurs se sont approprié les droits de pêche. Philippe IV, dit Le Bel, argumente l’évolution de la loi dans le préambule de son ordonnance de 1289, se plaignant « du dépeuplement des rivières, par la suite de l’astuce des pêcheurs et de l’invention de nouveaux engins, de la cupidité qui empêche les poissons d’arriver à leur développement, de la dépréciation qu’il en résulte vu qu’ils ne peuvent servir à l’alimentation, ainsi que de la cherté qui tourne au détriment des pauvres ». Aussi fait-il injonction à ses agents de chercher et de brûler les engins prohibés, réglemente la taille des mailles de filets et celle des poissons. L’ordonnance interdit notamment de prendre des barbeaux et carpeaux dont la valeur marchande soit inférieure à un denier(1n denier de 1289 serait l’équivalent contemporain de 1,23 €), de deux deniers pour le brochet et d’un denier pour quatre anguilles. Sous François 1er (ordonnance de 1515) l’acte de braconnage était sévèrement réprimé et les braconniers multirécidivistes étaient même passibles de peine de mort !
Un siècle et demi plus tard, Colbert (ministre de Louis XIV) établit l’ordonnance de 1669 considérée comme fondatrice du droit contemporain. Dans l’alinéa XIII relatif à la pêche, elle détaille notamment les engins prohibés, précise les temps d’interdiction de la pêche (de nuit dans son art V, durant le temps de fraie du 1er avril au 1er juin pour la carpe dans son art VI) avec des peines pouvant aller jusqu’à deux mois de prison, le carcan et le fouet; les mailles dont une de six pouces (ces 6 pouces se mesuraient poing fermé pouce étendu (env 15 cm)) pour les carpes, mesurée entre l’œil et la queue, sous peine de 100 livres (Environ 29 000 € de nos jours) d’amende (art XII). Il est intéressant de revenir sur les justifications avancées (dans l’ordonnance) pour interdire la pêche de nuit en 1669 et de les mettre en perspective trois siècles et demi plus tard.
■ Le premier argument était que les poissons y voient moins la nuit et seraient donc plus faciles à leurrer d’après Aristote (-300 av. JC) et Pline (-77 av. JC, qui fait lui-même référence à Aristote). Si l’influence de la luminosité, des couleurs et de la vision n’est pas à complètement écarter en matière de pêche des carnassiers notamment, concernant la carpe, les travaux de Louis Roule, professeur au Muséum national d'histoire naturelle, ou de René Matout pour citer des auteurs qui ont fait référence 2000 ans plus tard, cela paraît assez anthropomorphique (dixit Matout) au sens où l’on méconnaissait le rôle de la ligne latérale ou du sens télé gustatif tout aussi importants sinon plus que de la vision. Si on pêche la carpe de nuit au XX et XXIe c’est pour deux raisons (principales), d’une part que la carpe se nourrit autant voire plus de nuit que de jour, enfin qu’une session de pêche (déplacement, logistique, amorçage etc.) est difficilement concevable si on doit tout replier (abri, matériel…) chaque soir. *
■ Que concomitamment cela contribuerait au dépeuplement des rivières. Notons que l’argument du dépeuplement étant encore avancé pour interdire les échosondeurs en situation de pêche dans les années 1990 (mais pas la pêche des sandres sur leurs nids) alors même que de plus en plus de pêcheurs modernes pratiquent volontairement la graciation (remettent leurs prises à l’eau).
■ Que cela contribuerait aux pratiques illicites sans qu’on voie les braconniers. D’un côté aux XXIe siècle les agents de la police de l’eau peuvent disposer d’outils technologiques de vision nocturne (ou autre, il leur suffit de regarder des vidéos sur tik-toc) et d’un autre, autoriser la PDN à ceux qui pratiquent la graciation peut faire d’eux des sentinelles et au contraire déranger les braconniers.
L'époque moderne
Passons sur l’évolution de la pêche de la carpe en Angleterre pour aller directement au début des années 1990 avec deux « événements ». Avec l’ouverture du premier parcours de nuit français au lac de la ZUP à Chalon-sur-Saône (propriété « privée » de la commune) et sur quelques autres eaux closes privées, il devenait enfin possible de s’affranchir, de continuer à pêcher au-delà de la demi-heure après le coucher du soleil ou avant celle qui précède son lever. C’étaient les prémices d’une réglementation qui allait évoluer pour le plus grand plaisir des pêcheurs de l’époque, encore fallait-il qu’il en soit de même sur les eaux libres… Depuis cet instant, le code de l’environnement a évolué et propose deux articles relatifs aux heures légales (le R436-13 et le R436-14) qui peuvent donner un droit à la pêche de nuit par arrêté préfectoral. L’alinéa 5 concerne plus spécifiquement la pêche de la carpe en mentionnant que le préfet peut signer une « autorisation de la carpe à toute heure dans les parties des cours d’eau et plan d’eau de 2e catégorie et pendant une période qu’il détermine. » Toutefois, depuis une demi-heure après le coucher du soleil jusqu’à une demi-heure avant son lever, aucune carpe capturée par les pêcheurs amateurs aux lignes ne peut être maintenue en captivité ou transportée.
La pêche de nuit généralisée
Souvenez-vous, la pétition lancée par CAMOU demandant la généralisation de la pêche de la carpe de nuit sur toutes les eaux de seconde catégorie, rassembla 5 000 signatures. Au forum de Montluçon, devant une salle de conférences pleine de carpistes, les amabilités et arguments d’usages sur la PDN généralisée ’échangent. Assez rapidement, Philippe Lagabbe, tel Robespierre, interpelle l’assemblée et le président Solhehac d’une tirade que retiendra l’histoire « on l’a attendue 15 ans, on n’attendra pas 15 de plus ». Depuis l’estrade son regard croise mon sourire au premier rang, un tonnerre d’applaudissements monte dans une salle évidemment tout acquise à la cause. Chacun était en fait parfaitement dans son rôle, Hervé Delcroix poli et lisse, Philippe le révolutionnaire et Monsieur Solhehac détenteur du pouvoir, qui avait sûrement anticipé le déroulé, s’engageant en réponse à écrire et à proposer aux carpistes en mouvement, la signature d’un protocole de pêche de nuit généralisé. En effet, en septembre 2002 le protocole rédigé par l’UNPF est signé en son siège, rue Bergère à Paris, par Monsieur Solhehac, par Hervé Delcroix pour la FFPC et par moi-même (Éric) pour CAMOU (Philippe étant à cette date parti pêcher avec Léon dans le delta du Danube).
Avant publication du texte intégral de ce protocole, l’UNPF devait le soumettre à ses instances délibérantes : son Conseil d’Administration du 15 octobre 2002 et son Assemblée Générale le 24 novembre 2002. Mais c’était trop beau… Pour des raisons que j’ignore, sûrement à cause d’un travail de sape d’on ne sait qui et peu importe, le président de l’UNPF (qui nous a toujours semblé de bonne foi) a dû revenir sur ses engagements fin 2002. Hervé Delcroix affiche ses visions divergentes avec le comité directeur de CAMOU. La FFPC quitte le mouvement. Depuis, peu de mouvements ont continué ce combat sauf l’Union Nationale des Carpistes Libres (UNCL) que notre rédacteur en chef présidait qui a également milité pour la pêche de nuit et réussi avec l’aide de pêcheurs investis localement à ouvrir de longs parcours de nuit un peu partout en France. L’idée était d’intégrer les AAPPMA et de créer des commissions pêche spécialisée (CPS) auprès des fédérations de pêche afin de réaliser des échanges.
« L’affaire Audigué »
Ce sera la goutte d’eau qui fera déborder le vase. En août 1990, vers 22 h 30, Dominique Audigué est interpellé en action de pêche de nuit par un véritable commando composé de trois garde-pêches de l’Office National de la Chasse et par le garde chef de la fédération départementale, mains sur l’étui du pistolet, comme s’ils traquaient l’ennemi public n° 1. La scène dure plus d’une heure et se termine par la confiscation du matériel et par celle virtuelle de la voiture ! La manière n’y était clairement pas et la cible facile, en tout cas un peu plus que les véritables braconniers qui pillent notre domaine public et s’en sortent trop souvent les cuisses propres (nous y reviendrons). Dominique est donc verbalisé pour pêche de nuit, exclu du conseil d’administration de la fédération de la Vienne, avant de recevoir une lettre avec AR lui réclamant 550 francs à titre de réparation civile par voie « amiable ». Dominique refuse toute transaction et, pour faire éclater l’affaire au grand jour, choisit d’aller au tribunal. Daniel Maury (le rédacteur en chef de la revue La Pêche et les poissons) en fera effectivement écho dans son édito de février 1991 « Pêche de nuit, bientôt un crime ! » en février 1991. Il termine son édito en forme de lettre ouverte aux dirigeants de la pêche associative ainsi « en refusant aux pêcheurs honnêtes et sportifs de pratiquer comme ils le souhaitent, vous les envoyez tout droit vers les eaux closes privées. Pour autoriser la pêche de nuit il faut changer la loi? Faites-la changer. » En avril 1991, Dominique écopera finalement de 30 francs d’amende. Après avoir rappelé cette affaire dans le n°3 de Carp Magazine, Christian Gustin lancera une pétition en faveur de la pêche de nuit.