Ado, il m’arrivait de pêcher la carpe dans un petit étang communal auquel j’accédais par l’arrière-cour d’un bistrot que tenait un couple d’amis de mes parents. Ces buralistes me gardaient chaque mois un des invendus de la Pêche et les Poissons. Ça commence à dater et je n’ai plus vraiment souvenir des articles de Jo Nivers mais je me souviens parfaitement de sa Garbolino spéciale carpe, une trique de 5m de long équipée d’un énorme pommeau caoutchouc au talon. Du haut de mes 15 ans, je rêvais de ce que je ne pouvais pas m’offrir et me contentais finalement de mes cannes télescopiques équipées de vieux Mitchell. Je ne savais pas encore que bien des années plus tard je mettrais un pied à Cabanac et marcherais dans les traces de Jo.
Carpe des années 80…
A l’été 1981, j’avais 16 ans (et demi) ! Je découvrais sur le présentoir à côté du comptoir, en couverture du n°436, la carpe monstrueuse de Marcel Rouvière. 74 livres ! Je n’avais même pas idée qu’un tel spécimen puisse exister, n’ayant pas encore passé la barre mythique de la vingtaine de livres. Inconsciemment, je crois que ce jour-là j’ai choppé un virus qui déclenchera sûrement la fièvre quelques années plus tard. Pas celui de porter le béret basque pour ressembler à un pêcheur de carpe (rigolez, on va en reparler) mais l’envie de prendre des poissons toujours plus gros. J’ai gardé ce numéro presque religieusement, même si tout n’allait vraiment commencer qu’avec les articles d’Henri Limouzin, toujours dans la même revue, en 1985. Vous connaissez sûrement la suite, celle de ce reportage in situ avec les frères Van Den Hoven à Saint Cassien… Ah Saint-Cassien ! C’était déjà « the place to be » avec un précédent record à 25,450 kilos en 1979. Apparaitront alors le mot bouillette, les articles détaillant le montage au cheveu, les premières revues spécialisées…
Cette même année 1981, Kévin Maddocks publiait Carp Fever. Décidément quelle différence de culture des deux côtés de la manche ! En une décennie à peine tout est allé très vite. Qui n’a jamais pêché à l’époque avec la « Rich’Pro » que commercialisait Sensas, avant de rouler ses premières bouillettes avec le carpmix des frères Mahin ? Ça sentait bon la fraise dans les cuisines… Avec l’implantation des grandes chaines de magasins un peu partout en France, on a pu s’acheter des cannes estampillées carpe, qui des Saint-Cassien Pro, qui des X Carp Mitchell, des DAM, des Eurocasting, des Wildies, des Obsessions… Nos premiers écureuils étaient bricolés avec des boites de Kinder, nos premiers rod-pods fabriqués maison…
On commençait à pêcher en batterie, le vocabulaire et le look forgeaient petit à petit ce qui deviendra l’identité carpiste. Comme code vestimentaire on avait tous plus ou moins adopté le treillis et les pulls kaki, piqués à nos parents ou achetés dans les surplus militaires, sans vraiment se demander, comme le fera le rédacteur en chef de Média bien des années plus tard, s’il fallait vraiment se déguiser en arbre ? Il n’y avait pas encore de marketing associé, peu d’élus sponsorisés, pas encore de hoodies, chacun cousait (ou pas) au revers de sa veste un écusson de la FFPC ou de Média-carpe pour afficher son identité. Je me souviens aussi des T-Shirt Sensas, sûrement à cause des photos de Léon et de sa fameuse Bulldozer, de ceux estampillés Rod-Huchinson en jaune bouton d’or sur la poitrine, de l’odeur du Scopex ou du chocolat malt additionné de quelques gouttes d’huile essentielle d’orange… Il faut dire que pour trouver quelques bouillettes Richworth tutti-frutti ou Mistral rosehip il fallait se lever de bonne heure. On n’avait pas vraiment d’autre choix que de rouler les notres entre la paume des mains, jusqu’à l’apparition des premières tables, énormes, 15cm x 15cm environ…
C’est sûrement là qu’on s’est fait nos premiers cheveux blancs, qu’on se les soit arrachés, qui pour trouver une farine protéinée, qui un additif plus ou moins miracle… A propos de cheveux coupés en quatre, je me rappelle avoir nouer de fins nylons dans la courbure d’hameçons bleu à palette (ceux que je prenais pour pêcher la truite au toc) avant d’essayer diverses formes de Partridge à œillet et de passer comme tout le monde aux célèbres boilie-hooks puis aux Hayabusa… Il n’y avait pas 50 sortes de tresses, je me rappelle évidemment du Dacron, de la Merlin verte et blanche qui s’emmêlait de peur, évidement de la Quick-silver et de la tresse gainée Snake-Skin (qui n’existait pas en soft, semi soft ou semi stiff, stiff).
On se demande parfois, non pas comment on faisait pour attraper des carpes, mais comment on faisait tout court en session ? Je ne parle pas de popo, cro-magnon y arrivait, mais de nos premières sessions. Je vous passe la première toile même pas kaki, à dormir sur un matelas gonflable et les journées sans téléphone. Personne ne s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles. Quand on partait deux semaines en session, on s’arrêtait à une cabine téléphonique en allant faire quelques courses. « Bon, je te laisse, je n’ai plus de monnaie… » Que dire justement des premiers téléphones portables, à peine plus pratiques puisqu’il fallait désespérément essayer de choper un relais dans le trou du luc du monde. En plus, surtout en moins, ils ne faisaient même pas appareils photo. Et les photos argentiques qu’il fallait emmener développer au studio, l’attente avant son lot de surprises, de photos sous ou surexposées sans espoir de post-traitement, des piles d’albums même pas partagés sur le net… Comment a-t-on a réussi à vivre sans internet ? Maintenant le monde est perdu si ça bug plus de quelques minutes. Que faisait-on sans ? On écoutait la radio sous le parapluie quand il pleuvait, on bouquinait, on scrutait la surface de l’eau, on en prenait plein les yeux.
Comment faisait-on aussi sans échosondeur, sans bateau amorceur, sans drone ? On ne se demandait pas plus dans quel plan d’eau commercial on pouvait aller pêcher, il n’y en avait tout simplement pas. On rêvait de grands espaces, d’aventures. Certes on devait jouer à cache-cache avec les gardes, quand les Anglais pêchaient depuis longtemps légalement de nuit chez eux en faisant de même en France, sans idée de faire mal. Au pire, nous on coupait nos fils avant que la garderie n’arrive, occupée un peu plus loin à constater l’infraction d’un pote qui les retenait en refusant de payer la transaction et qu’on allait soutenir plus tard au tribunal. Ça créait des amitiés, une communauté… On se saluait, on se retrouvait au club pour parler montages, recettes de bouillettes, pour partager des récits de session et commencer à batailler aux côtés des AAPMA et fédérations pour obtenir les premiers secteurs de nuit.
C’est quoi être carpiste en 2023 ?
Pas de béret mais des bonnets, même en été, parfois plus moches que ceux que nos grands-mères nous tricotaient avec amour et qu’on ne voulait pourtant pas mettre à l’école ! Finies aussi les moustaches des années 70, sacrifiées à la mode du sans poil sur l’autel de l’épilation totale. La mode est cyclique, on y revient parait-il aux vinylx, à l’argentique comme au no-shave, welcome les tatouages et les barbes de beatniks (c’étaient les hipsters d’avant, peut-être en moins métrosexuels), y compris pour les filles. Je ne parle pas de la barbe mais des tatouages, quoique la dure lutte contre le dictat de la peau lisse (mi-lisse !) sévisse aussi chez la gente féministe. Me tatouer une carpe, moi ? Je n’en ai pas sur mon mug ni sur ma bouilloire (kettle), même si l’idée d’en graver une m’a traversé l’esprit… Au moins si un jour la passion s’éloignait, comme un amour d’adolescence, je n’aurais pas besoin de recouvrement.
Tarty
L’image a pris une telle importance, à cause ou avec les réseaux, que tout doit être carpy, tarty ! Le papy que je suis ose à peine faire des selfies ! Sourire sur les photos me vaut les quolibets (style littéraire qui ne se fait plus non plus) de mes petits camarades. Et non, je ne me force pas à sourire, et non je ne cacherai pas la banane que j’ai à être au bord de l’eau, ni mes dents du fond tant qu’il m’en restera ! Il faudrait faire la gueule sur les photos, cacher ses boudins de doigts en imitant le vélociraptor pour coller la carpe au corps et s’enduire les waders de son mucus, la prendre en guitare comme une rock star, noircir ses photos avec Lightroom alors qu’on a toujours cherché à capter les meilleures lumières, se photographier en plein milieu de la route ou sur la voie ferrée… C’en est d’ailleurs devenu presque louche cette habitude de discrétion, qu’on pouvait avoir avant. Si tu ne postes pas c’est que tu ne prends rien, si tu ne postes pas tu n’existeras pas. Aujourd’hui on se doit de tout montrer, de tout photographier, allez me dire pourquoi ? Pour les gars sponso on peut encore comprendre qu’ils doivent mettre leurs produits en avant. Mais pour les autres ? Pour exister ? J’ai plein de potes (en fait pas tant que ça) qui ne mettent rien sur les réseaux et grand bien leur fasse, même si de temps en temps ils se font quand même craber leur poste ! Avant on planquait tout : ses montages, ses bouillettes… Aujourd’hui on montre tout. C’est ainsi.
Old-timer
Côté capillaire, disais-je, à chaque époque sa coupe. Bon, vous me direz que je ne suis pas emmerdé avec la tondeuse et le sabot de 3mm réglementaire. C’est peut-être même ce qui m’a sauvé du gel et du look à la Dany Fairbass (que j’embrasse) ou de Dick (Annegarn), celui des années 70 ou encore de celui de Terry Hearn qu’avaient les copains-copines du lycée, fans d’Indochine, avec leurs pulls trois fois trop grands, et je ne dis pas cela parce que les miens deviennent trop petits. Les blanks comme les jeans doivent être slims alors qu’ils devraient être coniques pour lancer plus loin, les anneaux plus fins que les corps de mannequins iconiques anorexiques. Le look, ça s’en va et ça revient… On reprend le vieil air populaire des SS 3000 ou des TS 5000, avec leurs manivelles one-touch, pas pour mieux les ranger dans le fourreau, non, pour mieux les exposer repliées sur des rod-pods de plus en plus petits et de plus en plus chers (pas folle la guêpe !).
On customise, on upgrade, on revient au liège que le duplon avait supplanté, aux détecteurs avec une grosse roulette… OK j’aime bien l’ECU (Edwards Custom Upgrade) bien que de ce côté-là je fasse retour vers le futur quand je ressors mes premiers Carpsounder basiques, qui comme leur nom l’indique font basiquement « bip », que ça s’en aille ou que ça revienne…
On the rod again
C’est un peu pareil côté voiture. J’ai précédé la génération « Carp Van » assis au volant de ma « Zézette épouse X » (ZX) à dérouler les kilomètres, les carpes et mes vannes Carambar. C’est clair qu’elle est sûrement moins pratique qu’un fourgon pour dormir au bord de l’eau. Pour mes vieux jours, je me verrais bien au volant d’un T1 California à parcourir les routes à la recherche des carpes et du temps perdu, du bonheur simple, l’autoradio jouant Cannet head, accompagné d’une jeune fille en fleur... Avant un Tabur 2 sur le toit me suffisait, après il m’a fallu un Zod, plusieurs même que j’ai usés, réparés, recollés, maintenant le top du top du Roots c’est le bateau cabine… ça aussi ça me plairait bien derrière le T1 ou attelé à un gros 4X4, comme les pêcheurs américains mais sans leur chemise de pompiste des seventies. Car l’avantage à vivre caché c’est qu’il ne me faudrait même pas rentabiliser tout ça, ne plus faire de photos, ne pas faire de vidéos, ne pas faire de bœufs ni des thons, retrouver l’insouciance de l’enfance... La boucle sera bouclée.
Les vieux de la vieille
Dans une sorte de course en avant on se sent parfois un peu obligé de courir après le train pour ne pas être largué, jusqu’au jour où on le laisse filer. Je n’ai pas de drone, je n’ai pas de bateau amorceur, parce que j’ai pris l’habitude depuis toujours de faire sans. Je m’achèterai peut-être l’un et l’autre quand le besoin s’en fera ressentir, que l’occasion se présentera ou pour m’offrir un jouet de grand gamin. C’est un peu comme les échosondeurs, on a pris des carpes sans, d’ailleurs on nous l’a même interdit pendant des années. C’était presque plus fun quand on devait braver l’interdit. Raison de plus pour faire avec… Car avouons que si on peut s’en passer, c’est quand même bien plus pratique avec… Pratique pour dégrossir la topographie du fond, pas pour en connaitre exactement la nature ou trouver les poissons. Je préfère encore utiliser mes sens d’homme pas augmenté (ni complétement diminué) et gratter le fond quand je peux, avec la tresse et un plomb. Possiblement parce que je maitrise mieux ainsi l’acquisition de la data. Pour pousser un peu le bouchon, je ne sais pas si mon plaisir serait le même si je faisais appel à l’intelligence artificielle pour trouver à ma place les poissons. Sûrement que si en fait. Car à chaque époque et à chaque technologie ses plaisirs, ou plutôt ses ouvertures. Je me rappelle par exemple avoir été repérer, y a quelques années, un lac interdit à la navigation en float-tube et d’avoir marqué ainsi quelques hauts fonds avec un GPS de rando. Cela me permettait d’aller tendre en pleine nuit un peu mieux qu’à l’arrache, exactement sur les bons spots en suivant les traces du GPS dans ma bouée. J’ai pris des poissons que je n’aurai probablement pas touché sans ces outils et vous savez quoi : je n’ai pas boudé mon plaisir. En fait les choses auraient même été facilitées si j’avais eu un bateau amorceur avec écho embarqué et GPS intégré, bien que les sensations physiques auraient probablement été moindres. La fraicheur de l’eau en plein hiver, au milieu de nulle part comme un canard dans la nuit noire… Bref, il faut aimer se faire mal pour y trouver une petite satisfaction personnelle qui ne se verra jamais sur les photos.
Tout est cyclique
Je vieillis doucement mais inexorablement. Mon dos et celui de mes potes plus âgés, qui me manquent, ainsi que mon pilulier bientôt plus grand que ma Tackle box ne manquent pas, eux, de me le rappeler. On dirait une chanson de Gaston Ouvrard… Vous la tenez ? Contrairement à ce que disent quelques followers très urbains (rien à voir donc avec le chant), je n’ai pas l’impression et encore moins la prétention de faire partie de l’Histoire, comme Jo Nivers, Michel Duborgel, Henri Limouzin, ou le triumvirat suivant, Dominique, Léon, Philippe. Mais un petit peu quand même… En fait et en vrai vous savez quoi : j’ai passé des années à m’éclater au bord de l’eau et tant que j’aurai du plaisir à y retourner, à prendre des poissons avec ou sans technologie, petits ou gros et accessoirement à vous raconter quelques histoires, ça m’ira. C’est sympa aussi d’essayer de transmettre, sans autre prétention. Vivement que je puisse emmener mon petit-fils à la pêche. Tiens, même si c’est peut-être encore un peu tôt pour vous l’annoncer, je suis aussi heureux de vous dire que j’ai été sollicité pour relancer la rubrique carpe dans la pêche et les poissons, dès le numéro de mai. Quel bonheur de marcher dans les pas de Jo Nivers, d’Henri Limouzin, de Jean-Claude Vidal. J’y penserai forcément la prochaine fois que je retournai en Aveyron.