La pêche de la carpe, comme toute chose, évolue. Or le mot évolution ne signifie pas toujours quelque chose de positif. L’histoire a prouvé de nombreuses fois que l’homme faisait des erreurs et qu’il fallait parfois faire marche arrière pour limiter la casse. L’un des points qui me dérange le plus dans l’évolution de la pêche de la carpe, c’est de voir la magie du mystère s’envoler un peu plus chaque jour. Aujourd’hui, le carpiste veut tout savoir, à n’importe quel prix, et surtout le plus vite possible. Pourquoi ? Des réponses, il y en a plusieurs, mais l’opportunisme fait partie des axes à ne pas négliger. Par tous les moyens, le système nous emmène vers une seule et même question : est-ce que le plan sera rentable ? Pas le temps de chercher, pas le temps de s’investir, certains vont même jusqu’à payer pour avoir des informations (j’ai encore eu une proposition le mois dernier). La société de consommation d’aujourd’hui s’infiltre dans le système racinaire de n’importe quoi et de n’importe qui…
Passion ou passe-temps ?
J’ai peu de souvenirs précis de mon enfance, mais il y en a un qui se dénote des autres assez distinctement. Celui d’avoir toujours eu cette même sensation et ce même questionnement lorsque la vieille R18 de mon père se garait au bord d’un nouveau plan d’eau. Quels monstres pouvaient bien se cacher là-dedans ? Cette simple question était un portail vers un monde merveilleux où l’imagination est souveraine. Les frontières de ce monde étaient à peine perceptibles tant on ne savait « rien » de notre cheptel français. Sans ce contexte mystérieux, je pense sincèrement que ce passe-temps ne serait jamais devenu une passion pour moi. Je ne vais pas à la pêche pour faire du score, j’y vais pour rêver. Et si je veux faire du score, je vais au bowling, pas au bord de l’eau !
Pourquoi je pêche ?
Attention, je conçois tout à fait le concept de vouloir obtenir un résultat ou d’avoir besoin de se mesurer à d’autres. Que ce soit un petit challenge entre copains ou un de ces grands enduros qui se déroulent chaque année, la compétition n’est pour moi qu’un reflet du comportement humain, à savoir la représentation d’une perpétuelle recherche de statut au sein d’un groupe. Ce genre de comportement se manifeste de différentes manières chez les uns et les autres, et bien que fascinant, ce n’est pas le sujet de cet article. Nous sommes déjà nombreux à avoir écrit à ce propos. Je n’ai rien contre la compétition, à part le fait que, dans certains cas, certaines personnes en perdent un peu la raison et manipulent les poissons comme des sacs à patates. Je me suis même laissé tenter à quelques reprises pendant mon adolescence et le fait est que la mayonnaise n’a pas pris, probablement parce que je ne vais pas à la pêche pour faire un maximum de poissons possible, mais pour me reconnecter avec l’instant présent. Chercher la performance est pour moi dangereux, car nos motivations peuvent nous aveugler et nous faire passer à côté de l’essence même de ce que nous recherchions inconsciemment. D’où l’importance de nous questionner régulièrement sur nos vraies motivations à pêcher. Si pour toi la magie et le mystère ont été remplacés par un compteur et des objectifs chiffrés, alors épargne-toi d’en lire plus, car tu risques d’être déçu.
Collecte d'infos : un booster à double tranchant
Dans la pêche, cette course au « tuyau » a tendance à dévaloriser la recette du travail. Pourquoi ? Eh bien, tout simplement parce qu’en tant que pêcheur, si tu n’appliques que ce que tu as pu récolter par tes infos, tu ne fais qu’usurper le travail d’un autre. Collecter des infos est un travail d’enquêteur. Les appliquer n’est qu’un boulot d’acteur. Utiliser le fruit de cette démarche pour flatter son ego d’une manière générale équivaut à se mentir à soi-même. Ce n’est que mon avis, mais répliquer au plus proche une action réalisée par un autre correspond à jouir de son travail. Il n’y a aucune personnalisation là-dedans. J’aime à dire par exemple qu’utiliser un tour-opérateur pour aller pêcher quelque part équivaut à finir un jeu vidéo avec les codes de triche. Pour moi, collecter des informations, c’est pareil! Au-delà de l’aspect éthique, il existe également un risque d’égarement notoire pendant la partie de pêche. Répliquer bêtement un schéma qui a fonctionné selon tel ou tel paramètre correspond à prendre le risque de passer à côté de « sa » pêche le jour J. En action de pêche, il est essentiel de rester attentif à tout ce qui nous entoure. Observer le moindre détail qui pourrait mener vers une piste. Être prêt à se remettre en question face au moindre échec. Or la plupart des collecteurs d’infos arrivent sur place avec tant de certitudes qu’ils en perdent leur bon sens et passent à côté de choses évidentes. Même s’il n’est jamais trop tard pour chambouler un plan et repartir à zéro, le temps perdu à s’obstiner pour faire exactement comme le copain, lui, n’est pas rattrapable. Les exemples sont nombreux et répandus à travers tout le pays et nul n’est plus aveugle que celui qui ne veut voir.
Autres contraintes, autres points de vue
Il est néanmoins nécessaire de prendre du recul sur cette vision un poil extrémiste dépeinte plus haut. Il est évident que tout est relatif. Faire tout soi-même sans aucune aide extérieure demande beaucoup d’énergie et beaucoup de temps. Que se passe-t-il lorsque cette énergie n’est plus au rendez-vous ? Personne ne garde la force de ses 20 ans éternellement et il faudrait se mettre à la place de celui ou celle qui n’a plus d’énergie à donner pour découvrir par lui-même de nouveaux sentiers. J’ai également parfaitement conscience que tout le monde n’a pas un temps énorme à consacrer à sa passion. Par conséquent, certains cherchent à atteindre leurs objectifs les plus rapidement possible quels que soient les moyens. Soyons honnêtes, c’est tout à fait légitime et compréhensible. Je ne peux que me mettre à la place de ces profils et me demander comment je réagirais à leur place ? Quel aspect prendrait mon adaptation? J’ai bien quelques idées, mais le cerveau est doué pour jouer des tours et il n’y aura finalement qu’à l’instant T que l’on découvrira l’attitude que l’on aura, ce qu’on pensera alors, sa nature… Les projections mentales ne sont que des fantasmes qui sont, bien souvent, très loin de la réalité.
Vivre ses rêves au lieu de rêver sa vie
À un stade de ma vie où le pays des rêves est de moins en moins accessible, je m’applique à chercher des solutions pour satisfaire cette soif de liberté. La culture de la non-information est pour moi une excellente roue de secours depuis plus de 15 ans. C’est un moyen d’entretenir une relation stable entre les eaux que je pêche et moimême. Le fait de ne pas me renseigner à l’avance sur les eaux que je pratique m’offre l’opportunité d’une découverte totale. Chaque petite surprise est accueillie comme un cadeau. Pas d’objectifs, pas de contraintes, pas d’attentes particulières… C’est un excellent combiné pour s’éviter d’éventuelles déceptions. Ne rien attendre, c’est laisser une porte ouverte, un libre accès en fonction de l’envie du moment. C’est, en quelque sorte, une forme de liberté. Aujourd’hui, si je devais chercher des informations sur les lacs et rivières, je pense que je ne pêcherais plus en France. Tout simplement parce que je réaliserais d’autant plus à quel point la pression de pêche est une variable proche de la constance sur chaque flotte de notre pays. Je connaîtrais probablement à l’avance les cheptels de la plupart des eaux. J’obtiendrais sûrement, sans le moindre mal, des connaissances sur les tendances bénéfiques pour la pêche des lieux qui me font de l’œil, etc. Dans quel état d’esprit irais-je alors à la pêche ? Je traverserais le pays pour aller pêcher le lac X parce que c’est là-bas qu’il faut être, parce que c’est là-bas qu’il y a les plus grosses en ce moment ? Une fois arrivé, je ferais une dépression parce qu’après 6 heures de route je constaterais que les deux postes clés du lac sont pris ? Je bougerais sur la rivière Y tout en faisant un détour dans les magasins de pêche pour me délester de ma maigre fortune afin d’acheter la bouillette miracle à la fiente de mouettes des Galápagos ? Tout ça pour rebrousser chemin parce que j’aurais oublié mon échosondeur à la maison et que sur cette rivière, c’est bien connu, si t’as pas une TV, t’attrapes « un cats » ? Alors OK, je comprends que, pour certains, choper des infos, c’est gagner du temps et faire un pas vers une sorte de « rentabilité » facile et rapide, si populaire de nos jours. Cela dit, sur le terrain, c’est loin d’être toujours le cas et ça a quand même bien plus tendance à te formater dans une dynamique robotisée qu’à t’ouvrir à l’ensemble des éléments qui t’entourent. De plus, cette manière de pratiquer amplifie le phénomène de moutonnerie, emmenant l’ensemble du troupeau sur des lieux précis, favorisant toutes ces fameuses déviances liées à la surpêche (mésententes entre pêcheurs, pollution des berges, pollution des eaux, dégradation des cheptels, etc.). Enfin, cette dynamique tend à se fixer des objectifs généralement bien trop élevés qui, s’ils ne sont pas atteints, mènent inévitablement vers une sorte de frustration générée initialement par des points de comparaison liés… aux informations. Paradoxalement, partir pêcher sans information est un excellent moyen de rentabiliser une partie de pêche. Ne comptant que sur nos cinq sens, l’adaptation de notre attitude se fait naturellement. On devient plus réceptif et bien souvent plus efficace. Quel que soit le résultat final, la frustration n’a pas sa place dans l’équation, car aucun objectif chiffré n’était posé à l’avance. C’est un excellent moyen de se sentir gagnant quelles que soient les situations. Chacun est libre de choisir son chemin sans se soucier de celui des autres. Si rencontre entre pêcheurs il doit y avoir, elle se fera naturellement et si une alchimie se crée, alors il sera temps d’échanger des infos basées sur ses propres expériences. Rien ne sert de poncer Internet et de harceler les gens sur les réseaux sociaux pour collecter les clés d’une prison invisible qui vous écartera de votre chemin. Le vrai partage se fait sur le terrain…