J’ai beau avoir axé ma vie de manière à avoir un maximum de temps libre pour pratiquer ma passion, mon temps de pêche se voit fondre comme neige au soleil année après année. Cet élément bouleverse concrètement ma manière de pratiquer. Même si je suis allergique aux pêches de « siège » et que je ne réalise quasiment que des pêches « rapides », j’ai besoin de temps pour m’imprégner des éléments ou d’un site en général. Le fait de n’être local d’aucune eau et de ne collecter aucune info implique une adaptation rapide, car je ne suis là que pour une durée donnée, sans savoir ce qu’il s’est passé avant mon arrivée. C’est comme prendre un film en cours de lecture. Il faut être extrêmement attentif pour planter rapidement le décor, déterminer l’intrigue et isoler les acteurs principaux au risque sinon de ne rien comprendre à l’histoire. On peut évidemment la jouer au « feeling », choisir un poste, pêcher et s’adapter, ou non, tout au long de son séjour. C’est quelque chose qui fonctionne très bien depuis toujours et c’est d’ailleurs le meilleur moyen d’optimiser son temps de pêche, mais pour être honnête, c’est un processus que j’ai trop appliqué par le passé et ce mode opératoire ne m’excite plus vraiment.
Laisser le moins de place au hasard
Ce qui me dérange le plus dans cette option, c’est de ne pas avoir une vue d’ensemble sur mon terrain de jeu. C’est extrêmement frustrant. Comme je le disais plus haut, j’aime m’imprégner d’un site, quitte à réduire mon temps de pêche, le but étant de me rapprocher au mieux du profil d’un pêcheur local en passant le plus clair de mon temps à observer afin d’essayer de « comprendre » le plus rapidement possible la tendance du moment. Tenter de construire une approche et laisser le moins de place possible au hasard. C’est clairement une démarche de contrôlant, ce qui n’est pas un des traits de caractère dont je suis fier, mais, comme les cartes que l’on nous distribue au début d’une partie de poker, il faut faire avec et tenter d’en tirer le meilleur profit. Pour résumer, être contrôlant revient à vouloir tout gérer au maximum par soi-même, ce qui, dans la pêche, si on se fixe des limites éthiques, complique drastiquement l’équation. En réalité, on se rapproche dangereusement d’un comportement masochiste, mais là n’est pas le sujet. Si je n’aime pas spécialement les fouets ni le latex, dans la pêche j’aime avoir la vue d’ensemble le plus large possible sur mon terrain de jeu. Je gratte du matin jusqu’au soir et du soir au matin, que ce soit du bord, sur l’eau ou dans l’eau. Chaque angle de vue apporte son lot d’informations nécessaires à une éventuelle stratégie à mettre en place. C’est simple, plus j’en vois, plus j’apprends, plus je me sens à l’aise avec l’élément. Évidemment, cette démarche a ses limites. Il serait stupide de vouloir prospecter les 4 800 hectares du lac du Der alors que l’on ne possède que quatre jours de pêche devant soi. Cependant, tant que le ratio surface à prospecter/temps à consacrer est compatible, je m’applique à cette tâche, aussi fastidieuse soit elle.
Amorcer et contrôler
De ces recherches découle une première sélection de postes que j’ai pour habitude d’amorcer plus ou moins copieusement en fonction de la température de l’eau, de la période de l’année et de ce que j’ai pu voir comme carpes et autres poissons lors de mes premières observations. Cela peut aller de deux poignées de tiger nuts à 20 kg de bouillettes par spot, l’important étant que j’ai l’impression de faire quelque chose de cohérent avec mes observations et que je puisse, d’une manière ou d’une autre, venir vérifier l’évolution de l’amorçage. S’ensuit la phase de contrôle des spots amorcés. C’est certainement mon étape favorite. En effet, pêchant très régulièrement en extrême bordure, il n’est vraiment pas rare de pouvoir observer les poissons manger sur mes spots et, par conséquent, glaner beaucoup d’informations sur leurs comportements avant de venir tenter de les pêcher. Il m’est arrivé plusieurs fois d’amorcer des zones d’obstacles, juste pour les voir, tout en sachant très bien que je ne les pêcherai pas ici en raison des risques de décrochage ou de casses. C’est dire si je prends du plaisir à les observer… Pour moi, à ce stade du processus, la partie est quasiment gagnée, du moins ma dose de plaisir est déjà atteinte… Le reste ne se résume qu’à un enchaînement de gestes devenus automatiques pour essayer de sortir un poisson de son élément. Cette dernière partie n’est plus aussi excitante qu’elle a pu l’être par le passé. Je n’ai pas encore isolé précisément l’origine de ce phénomène, mais le côté répétitif de certaines actions me semble être une piste solide.
Préliminaires
Sur une durée de trois ou quatre jours, il n’est pas rare que je gratte une trentaine de kilomètres de rivière, quelques centaines d’hectares d’un lac ou plusieurs gravières d’un même secteur. Il va de soi que mon temps de sommeil se résume à peau de chagrin pendant cette période, mais en début de session, j’ai généralement tendance à déborder d’énergie. Il n’est pas rare que je sélectionne entre 10 et 15 spots et généralement je ne trempe rarement une ligne sur l’un de ces spots avant le quatrième jour. C’est un excellent moyen de faire monter une pression positive qui poussera à son paroxysme le désir de pêche le moment venu. Une sorte de préliminaire, devenu indispensable à un bon rapport entre ma partie de pêche et moi-même. Pour résumer, au lieu de mettre tous mes œufs dans le même panier, j’ai plutôt tendance à jouer sur plusieurs tableaux, car cela me donne l’illusion d’étendre l’espace-temps en pratiquant plusieurs parties de pêche là où la plupart des gens n’en pratiqueraient qu’une. Le fait d’être un peu partout en même temps me permet de couvrir une large zone et de pratiquer sur plusieurs eaux sur un même laps de temps.
Affiner la sélection
Généralement, plus j’attends, plus j’observe, plus je suis efficace. Pêchant dans mes pieds, je ne pêche généralement que pour un ou deux poissons, excepté sur les postes que je choisis de pêcher de nuit, où les cannes sont un peu plus « éclatées » pour assurer des résultats sur la « durée », une douzaine d’heures tout au plus. Lors de cette phase d’observation, j’épure très souvent ma sélection initiale pour ne garder que les spots les plus chauds (deux à trois postes par 24 heures sont un bon ratio). Nombreuses sont les fois où les postes retenus lors du premier repérage se voient poissonneux, mais pas visités par les poissons recherchés. Je ne compte plus les fois où lors d’une phase de « contrôle », je découvre un obstacle dangereux que je n’avais pas vu la première fois. Il n’est pas rare non plus de découvrir que les poissons ne se nourrissent pas de la manière escomptée sur le spot, réduisant considérablement les chances de déclencher une touche rapidement… Bref, les exemples sont légion. L’observation n’est plus un secret en tant que vecteur de réussite et il est donc évident que cette phase ne doit surtout pas être bannie au risque de se retrouver dans un format plus classique de pêche au « feeling », mais en version plus coûteuse en matière d’appâts et d’énergie.
Un local intérimaire
Tel un acte manqué, je n’ai jamais posé mes valises, ce qui, paradoxalement, m’a offert l’opportunité de devenir un « local intérimaire » de tout un tas d’eaux à travers le pays. Si cette situation fut à l’origine de beaucoup de frustration, elle a également été riche en enseignements et m’a permis de découvrir beaucoup d’eaux très différentes. Les carpes ont beau avoir un comportement similaire à travers le monde, les différences de biotopes rendent chaque lieu unique et offrent une multitude de scénarios possibles, rendant chaque partie de pêche propre à chacune. Un des points que j’apprécie particulièrement dans la pêche de la carpe, c’est qu’il n’y a pas de processus inflexible. Tout est adaptable. Chacun est libre de façonner son propre chemin pour atteindre ses objectifs. Le tout étant de respecter un équilibre entre son approche et son élément et ne jamais oublier que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Amorcer une dizaine de postes en même temps augmente dix fois plus les chances que quelqu’un se retrouve sur votre poste le jour J ou lors de la phase d’amorçage, et ce, même si le site sélectionné n’est que très peu pêché. C’est une variable qu’il faut prendre en considération et face à laquelle il faudra relativiser le jour J, au risque de gaspiller son énergie en s’énervant pour de mauvaises raisons. Le monde ne se façonnera jamais à notre mode de fonctionnement, c’est à nous de nous adapter à lui, tout en trouvant la touche de personnalité nécessaire pour flirter avec notre équilibre. En attendant de poser mes valises, si tant est que cela arrive un jour, je continuerai de chercher des solutions pour combler ce manque, en m’adaptant autant que je le peux. À chaque problème existe une solution et si celle-ci n’apparaît pas toujours comme évidente au premier abord, il suffit parfois de changer son angle de vue pour faire évoluer sa perception des choses et tenter d’en tirer le meilleur.