Voici une première expérience qui fût comme bon nombre de découvertes, le fruit du hasard. Je descendais le cours d’une eau au substrat sablonneux sur la saison estivale de 2022, quand un léger retour derrière un banc de sable à fleur d’eau attira mon attention. Au feeling, j’accoste pour passer la nuit sur ce poste accueillant, quelques carpes doivent bien squatter cet amorti. L’eau est translucide et la profondeur faible, seulement un petit mètre de flotte. J’aperçois tout de suite quelques poissons, toutes espèces confondues, juste devant moi. Des bancs de petits blancs chassés par des carnassiers et une petite coco qui se fait dorer la pilule bien tranquillement; c’est bon signe, il y a de la vie. Avant de décharger le bateau, je coule mon trépied équipé de la caméra à mi-hauteur d’eau que je place à une dizaine de mètres devant le poste choisi. L’idée était de filmer quelques poissons le temps du déchargement du matériel et de l’installation du campement.
La séquence vidéo ne m’a pas apporté grand-chose sur le plan piscicole, en revanche, le bruit croustillant de mes pieds nus sur le sable, enregistré par le micro, était incroyable. On sait que le sable est un élément très dur et par conséquent bon conducteur de bruit, d’autant plus que celui-ci était de grosse granulométrie, mais le son de mes pas était encore plus perceptible sous l’eau, à dix mètres de distance, qu’à l’air libre. J’avais maintenant une explication rationnelle quant à l’absence de poisson sur la carte mémoire ! La petite coco dorée y finira malgré tout au petit matin, ce fut d’ailleurs le seul poisson piégé cette nuit-là. Ce qui peut déjà laisser entendre (sic) que nos bruits extérieurs n’ont très certainement pas un gros impact dans le temps.
Me retrouvant quelques jours plus tard pour une autre sortie sur une portion urbaine d’un canal aux berges bitumées, je décide de retenter l’expérience compte tenu des nombreux va-et-vient des joggeurs et des familles en promenade. J’attache la caméra à une ficelle que je relie à un petit arbuste surplombant la flotte, en espérant qu’elle ne se transforme pas en leurre à silure ! Cette fois-ci, je n’espère guère filmer de poisson au vu de la turbidité de l’eau.
Une petite demi-heure plus tard, je récupère ma caméra et commence à décortiquer les sons enregistrés. Je pouvais nettement distinguer les différents bruits émis de l’extérieur. Les « boums » sourd, graves et réguliers émis par la course des joggeurs se différenciaient parfaitement de sons linéaires propagés par le bruit des roues des poussettes. Je pouvais même avec cet enregistrement sonore me remémorer et reconnaître auditivement les différents passants, via leurs bruits diffusés au sol et propagés sous l’eau. Dans le cas présent, l’association de deux surfaces dures, à savoir le bitume et les palplanches métalliques a probablement servi d’amplificateur sonore. Nous pouvons évidemment considérer que sur un sol plus mou, les bruits sont moins bien propagés. Ces exemples acoustiques en situation de pêche permettent déjà de cerner la facilité qu’ont potentiellement les poissons à détecter notre présence.
Chut, il y a des pêcheurs !!!
Nous avons tous entendu au moins une fois des passants prévenir par politesse le reste de leur troupe afin de faire silence car un pêcheur est en place. Nos pères, mères, tontons ou grands-pères nous ont tous un jour ou l’autre passé un savon au bord de l’eau face à la bruyante insouciance de notre jeunesse. Ce comportement est ancré dans la nature humaine et nous a été transmis par nos aînés depuis plusieurs millénaires, à la pêche, le silence est de rigueur. En situation halieutique, il ne faut pas non plus faire chier le marin, surtout quand la mer est mauvaise ! Cet héritage comportemental légué par nos ancêtres est totalement vrai, généralement, moins il y a de bordel, mieux ça se passe, sauf dans certains cas particuliers comme celui du pêcheur « 54 » du film « ni vu ni connu ».
Certains bruits sont détectés comme des sources de danger par les carpes, alors que ces mêmes sons sur une autre eau laisseront les poissons totalement indifférents. Si la faune aquatique est habituée aux bruits des différentes activités humaines, il y a peu de chances pour que ces sonorités deviennent contre-productives pour notre activité. Les pêcheurs de canaux ne nous contrediront pas puisqu’ils prennent des carpes en pleine journée, en bordure de berge, dans les bottes des promeneurs. Le bruit d’un clonk qui frappe la surface est un parfait exemple de détection des ondes sonores subaquatiques. Cet outil, utilisé par nos amis siluristes a permis la prise de milliers de silures. A contrario, les poissons n’étant pas aussi débiles qu’on a voulu nous le laisser entendre depuis de nombreuses années, les glanes ont appris à s’en méfier et sur certaines parcelles, l’utilisation du clonk est plutôt déconseillée. Il en est de même pour les échosondeurs qui peuvent occasionnellement être interprétés comme des signaux de danger. Les silures ont appris à se méfier de ces différents bruits parasites, auparavant stimulés d’instinct, ils entrent maintenant dans une phase de méfiance car ils commencent à connaître la musique. Les poissons s’adaptent et mémorisent les sons externes pour en tirer des conclusions globales et propres à chaque sujet.
Sur certaines eaux très pêchées, les carpes sont affûtées et ont appris à reconnaître les différents bruits nocifs ; le simple impact d’un plomb à la surface peut mettre une bonne partie du cheptel en alerte. Dans d’autres cas de figure, certains bruits peuvent être positifs. La carpe est un poisson plutôt curieux et assez sédentaire, elle revient vite dans sa tanière après un vacarme ou à la suite du passage d’un intrus. Je ne compte plus le nombre de fois ou une ou plusieurs carpes me suivaient en bateau sur quelques mètres lors de mes descentes en rivière. Ces poissons sauvages ont souvent le même comportement, ils suivent le bateau prudemment à distance, les yeux grands ouverts pour ne pas louper une miette de cet intrus flottant. Généralement, après quelques secondes de regards échangés, elles font demi-tour et retournent dans leur tenue. Les sons extérieurs peuvent aussi attirer leur curiosité, n’importe quelle matière jetée à l’eau peut les amener à aller voir ce qui se passe, surtout si le son est à connotation nutritive.
L’impact d’un spomb est un bon exemple, sur certaines vidéos aériennes on distingue nos chères carpes se ruer sous le spomb pour grailler quelques miettes. Ce comportement s’apparente aux truites d’élevage nourries aux granulés. Ces poissons, s’ils sont récemment lâchés, réagissent à n’importe quelle matière jetée à la flotte (granulés, gravillons, terre en grumeaux…) Ces truites d’élevage sont conditionnées, leur mémoire auditive leur rappelle le bruit des pellets, donc un potentiel repas.
Les organes de détection des sons
Mauvaise nouvelle, les poissons ne sont pas sourds ! Contrairement à nous les humains, ils ne possèdent pas d’oreilles externes. En revanche, ils sont équipés d’une oreille interne qui transmet les sons détectés sur toute la surface de leur corps. La vitesse du son étant en moyenne trois fois plus rapide sous l’eau que dans l’air, nos chères carpes n’ont aucun mal à détecter notre présence si nous ne sommes pas discrets. Je vous renvoie vers le Média Carpe 166, l’article traitant de la communication des carpes explique comment les poissons détectent les sons grâce à leur appareil de weber qui relie les capteurs auditifs, l’oreille interne et la vessie natatoire. Avec ou sans l’appareil de weber, les poissons peuvent distinguer les sons avec la surface de leur peau. Les zones les plus sensibles sont la ligne latérale, la tête, le tronc et la caudale… Bref, il y a des capteurs presque partout sur et dans leur corps.
Différents mouchards sensoriels équipent la peau des poissons, on y trouve même des détecteurs gustatifs. Tout comme une oreille, ces capteurs sont pourvus de cellules ciliées sensibles qui régissent à la moindre vibration. Sur la carpe ces innombrables cils sont disposés en ligne ou en grappe suivant leur emplacement. Le fonctionnement est plutôt simple à comprendre sans entrer dans un jargon scientifique. Les poissons ayant une densité presque identique à l’eau, le son produit rentre en contact et traverse leur organisme. Cette pulsion sonore a pour effet d’agiter les nombreux cils qui parcourent tout le système de captation du poisson. Le mouvement des différents cils informe l’animal et l’onde perçue est donc interprétée et traduite comme un son ou comme une vibration par le poisson. L’analyse du bruit perçu est propre à chaque poisson, son cerveau en tirera les conclusions nécessaires et le sujet pourra prendre la poudre d’escampette si ce bruit est assimilé à un danger.
Les phases de grande prudence et d'insouciance
Les carpes et tous les autres poissons ont clairement différentes étapes comportementales. Parfois elles sont très méfiantes et à d’autres stades, elles deviennent complètement naïves au point de perdre toute prudence. Le moindre bruit peut les rendre complètement persécutées tandis qu’à d’autres instants, une multitude d’agitations sonores et vibratoires les laissent insensibles. Je pense que les phases de boulimie alimentaires jouent un gros rôle sur leur comportement, un peu comme un prédateur qui a les yeux rivés sur sa proie, elles ne pensent plus aux dangers aux alentours.
Pour exemple, voici une des nombreuses situations vécues qui met en évidence ces deux phases distinctes. Juin 2012, nous nous promenions discrètement en famille le long des berges d’un petit étang de Brenne avec de l’eau très claire et une profondeur moyenne faible. Nous avons vu un banc de carpes à fleur d’eau et, m’apercevant que quelques bouillettes traînaient encore dans le fond de mes poches, je décide d’en jeter une au milieu du banc pour voir leur réaction. Dès l’impact sur l’eau, les carpes ont discrètement fondu vers les profondeurs sans le moindre mouvement de panique. Quelques minutes plus tard, le banc est réapparu vers la bonde et je n’ai pas résisté à l’idée de lancer une autre bille sous leur nez. L’effet a été instantané, un vrai copié/ collé de la première situation, à la différence que sur le reste de la journée, elles ne sont jamais remontées à la surface. On peut imaginer que ce jour-là, les carpes avaient activé le mode méfiance et que la moindre bille jetée à la flotte agissait comme un répulsif. Le lendemain, notre troupe familiale était de nouveau en promenade sur les berges de cet étang, avec en plus nos deux chiennes, Fazia et Tipsy. Cette fois, les carpes retournaient les fonds en queue d’étang dans cinquante centimètres d’eau, elles étaient en phase alimentaire et les quelques billes que je leur offrais à nouveau étaient consommées dans la foulée. Les bouillettes répulsives la veille étaient devenues un mets de choix le lendemain. Nos chiennes se sont même jetées à l’eau au beau milieu du banc de carpes dans l’idée absurde de profiter aussi du festin distribué. Les poissons continuaient à se goinfrer sans trop prêter attention à nos chiennes qui faisaient pourtant un bordel indescriptible sur l’eau. Cette anecdote met en évidence que l’activité des poissons est primordiale pour réussir une session. Une carpe est un animal aux capacités sensorielles fascinantes et quelle que soit son humeur du jour, le silence et la discrétion seront bien évidemment de rigueur pour mieux parvenir à nos fins.