Je me rends compte que nous avons usé du même stratagème pour essayer d’amener le débat sur la place publique et faire changer un peu les choses de la pêche de nuit, du trafic, sujets sociétaux au final bien moins sérieux que d’autres. Au début des années 2000, avec feu mon pote Bruno Martel en tête, à qui revient effectivement tout le mérite d’avoir été le poil à gratter en créant le site « putain de carpistes », nous avons commencé par titiller l’égo de la FFPC Groupement National Carpe, des rédacteurs en chef des revues carpistes de l’époque, des notoriétés, un peu comme on agite un chiffon rouge tartiné de moutarde forte devant le nez d’un taureau. Puis devant celui du président de la Fédération Nationale de la Pêche en France de l’époque etc. Je ne vais pas vous récrire ici toute l’histoire… ce n’est pas le but.
Putain d’égo ?
Je voudrais juste, parce qu’il n’y a pas si longtemps que j’ai commencé à comprendre, verbaliser et vous parler de ce truc qui nous fait mordre à l’hameçon et qui parfois nous fait mal au ventre : notre égo. C’est la représentation que l’on se fait de la vie et des choses, son référentiel de valeurs et de croyances, la personnalité qu’on se forge et qu’on endosse, un peu comme on se ferait un costume ou un masque de carnaval. Au départ tout blanc et anonyme, on le parerait au fil de sa vie de couleurs, de perles, de plumes etc. pour créer son personnage, un avatar mais dans le monde réel. Carpiste par exemple, avec sa propre représentation du monde : no-kill intégral (intégriste ?), adulation d’un poisson (mais uniquement un poisson du public ?) selfies et tout ce qui s’en suit, tenues camou, wadders à bretelles jaunes, photos bras tendus ou grand angle ou les deux, bref, un avatar de nous-même. Si je vous agace en écrivant ça, c’est un peu le but que de titiller votre égo... Ce n’est ni bien ni mal d’être carpiste (ou ce que vous voulez). Le hic c’est moins d’avoir sa propre conception des choses que de s’agacer quand on la titille. Moi le premier ! On prend la mouche et hop, on est ferré !
Sardine Ruisseau
Notre égo va bien au-delà de la pêche. Pour mieux illustrer, vous avez peut-être suivi une des polémiques de cet été lancée par la députée Sandrine Rousseau qui veut changer les choses « pour que manger une entrecôte cuite sur un barbecue ne soit plus un symbole de virilité ». Chiffon rouge devant le nez, on zappe le mot « symbole » et le tu qui tue blesse de ses banderilles le taureau dans l’arène médiatique, notre égo « d’homme » prend un coup (bas certes, mais notre virilité messieurs reste intacte, on n’a pas été émasculé, j’ai regardé, je vais en reparler). Ça fait le buzz et notre députée repart rieuse du plateau du petit Q de Yann Barthès, avec la queue et les deux oreilles. Qu’on le veuille ou pas, et dusse notre égo de Jean-Paul en souffrir, notre représentation du monde est encore majoritairement patriarcale, phallocrate, machiste et sexiste.
Je ne suis pas chasseur
Sandrine avait utilisé le même procédé en disant « Moi, je pense qu’il faut arrêter la chasse complètement. Ce n’est pas un loisir que d’aller tuer des animaux le week-end avec des fusils. Et par ailleurs […], le reste de la semaine, on peut aussi le braquer contre sa femme. On a vu qu’un féminicide sur quatre est lié à une arme de chasse. » Une façon, selon le même procédé, de toucher l’égo des chasseurs, ce qui dit au passage est éminemment moins grave que tous les féminicides (et homicides) par arme à feu ou pas… Si je cite de cette punchline sur les chasseurs, c’est pour la démonstration car elle ne touche pas mon égo, et ne devrait pas toucher le vôtre si vous n’êtes pas chasseur ! Par contre, dès que les animalistes par exemple attaquent les pêcheurs (que ce soit à juste titre ou pas), forcément que je me sens touché et que je prends la mouche. Bon, pour l’entrecôte et le barbec j’avoue que j’ai bien failli m’agacer aussi, c’est clairement le but de cette radicalité assumée, de ces prises de positions polémiques et clivantes…
Liberté, égalité, émasculé ?
Je ne sais pas si pour aller vers l'égalité, la fraternité, la sororité et un monde meilleur il faut s'attaquer à la représentation de la virilité, prôner l’écriture inclusive etc. Peut-être ? Notons d’ailleurs que la députée ne s’attaque pas factuellement à la virilité, mais à ses symboles. On a encore pas mal de chemin à faire, tous, j’oserai dire l’Humanité, collectivement et individuellement. J’essaie de l’expliquer, peut être bien maladroitement, depuis belle lurette. (Re)lisez « Obsession » dans ce même Média (ou dans le tome1 de ma trilogie), un de mes premiers articles écrit il y a 20 ans, ou (re)lisez dans le tome 3 le court chapitre intitulé Miss Maggie. Allez, c’est cadeau :
Miss Maggie
Ça y est. Le record du monde féminin de la pêche de la carpe vient de tomber, à son tour… Toujours dans le même trou où les carpes sont entassées, engraissées. Dans ce boxon, tourne de mains en mains la plus grosse carpe du monde qui passe, c’est le cas de le dire, les 51 kilos. En payant son dû, et avec assez de chance pour qu’une vulgaire carpe de 30 kilos ne prenne pas l’esche, vous pouvez tirer le gros lot. Ce coup-ci c’est une femme qui est mise en avant et s’affiche avec une carpe de 41 kilos. Je pense à Renaud, chantant Miss Maggie. « Car aucune femme sur la planète ne sera jamais plus con que son frère, ni plus fière ni plus malhonnête » … L’antithèse, comme une autre théorie du genre, serait-ce aussi de savoir qui aura la plus grosse quand on est femme ? Je croyais que depuis la nuit des temps, seuls les cerveaux des bons hommes étaient commandés par la testostérone. Il faut croire que non. Mais bon c’est pile-poil épilé dans la continuité d’Obsession : après la biosphère, la noosphère, voici l’ère de l’égosphère où le blé pousse les petit-es tétard-es à vouloir devenir plus gros-ses que le bœuf, animal que je ne sais pas féminiser en écriture inclusive. La fin, le paraître, la forme justifie les moyens. Je trouve qu’on joue désormais un peu trop avec l’image, au détriment du fond, de l’être, du sens. On virtualise. Ceci dit, pour répondre à Renaud, bien sûr que les femmes ont le droit d’être aussi cons-nes que les hommes… Mais en cela l’égalité ou l’écriture inclusive sont-elles souhaitables ? Si la réponse est oui, je n’ai rien dit…
Les symboles du carnaval
Par contre, je le dis tout de go, il ne s’agit pas de renier ce que nous sommes au fond de nous. En tout cas moi je ne le ferai pas. Il s’agit juste de comprendre comment la moutarde, bien qu’en rupture de stock, arrive à nous monter au nez. J’aime prendre des gros poissons comme j’aime, quelques fois par an, manger un bon roast-beef avec des bonnes frites maison et de la moutarde de Dijon. Je ne suis pas trop barbec ni binouze, mais j’aime retrouver les copains, j’aime le sexe (dit) faible et sans contrefaçon, je suis un garçon… Il s’agit juste d’éviter de devenir tout vert en laissant notre égo prendre les commandes.
Car sous le masque que je me suis fait je n’en serai pas moins homme, viril ou pas, (ou femme et féminine ou pas d’ailleurs), bref ce que je suis vraiment, que je prenne ou pas de gros poissons, que je mange ou pas de viande rouge. Dis autrement ce ne sera pas mon égo qui me fera courir les privés pour me faire un book de poissons de 30kg, pas plus qu’à contrario il ne m’empêchera d’y aller. Je m’en fout aussi de rouler avec ma vieille Zezette, je veux dire de ne pas avoir une grosse voiture. Et pour que notre égo n’en souffre pas je me permets de nous rappeler que du temps des grecs, qui n’avaient pas de voiture, il était de bon ton d’en avoir une petite, voire une micro, symbole d’intelligence parait-il. En termes de virilité regardez toutes leurs statues, il n’y a bien que l’infortuné Priape qui soit condamné à ne jamais pouvoir s’asseoir. Est-ce enviable ? Et puis dans l’imaginaire collectif la virilité est depuis longtemps symbole de la domination de l’homme par l’homme. Où cela nous mène-t-il ? Aux guerres… A l’Est rien de nouveau.
Au bonheur des dames
Tout cela mène le vieil ours que je suis vers sa retraite, souvent au bord de l’eau, là où son égo alors en paix s’efface. Plus de boulot, plus de contrainte, de téloche, de réseaux sociaux, de réseau tout court… Enfin si, mon âme se reconnecte à la Nature, à l’univers loin des turpitudes des hommes et des femmes. Je pèse et photographie de moins en moins (au grand dam de mon rédacteur en chef pour illustrer ces papiers) et pourtant je suis peut-être de plus en plus proche de ce que je suis en vrai au fond de moi, une sorte d’Avatar chez les Na’vi. Et même si ce n’est pas complètement vrai, je n’ai que faire de ce vieux corps malade, de ce vieux véhicule, de la virilité et de tous ses symboles, du peson, des photos. J’entends le langage des oiseaux, je vois voler les libellules, le martin-pêcheur, je sens l’odeur de fleurs et j’essaie d’extraire l’or de chaque minute qui s’échappe.
On devrait écouter un peu plus notre cœur, que notre cerveau. Oui je sais, je suis un peu l’hôpital qui se fout de la charité, mais je me soigne, j’écris et je vais à la pêche !