Régulièrement, et peut-être même de plus en plus souvent, nous assistons à des événements climatiques générant des crues aussi soudaines que violentes. Dans les cas extrêmes, elles deviennent dévastatrices et font beaucoup de dégâts sur les infrastructures, mais pas seulement. Chaque fois que de tels événements se produisent, nous pêcheurs, ne pouvons-nous empêcher d’avoir également une pensée pour les poissons. Que va-t-il rester ? Comment la population de truite va-t-elle se remettre ? Ces phénomènes se produisent souvent dans des rivières de montagne peuplées de farios. Et combien d’années faudra-t-il avant de retrouver une densité correcte ? C’est justement pour répondre à ces questions que la fédération de pêche des Hautes-Pyrénées a réalisé une étude riche d’enseignements sur ce sujet. En voici les principaux résultats.
Pluie et neige
Commençons par planter le décor. L’hiver 2013 a connu un enneigement record. En juin, alors qu’il restait encore énormément de neige et que la fonte débutait, une grosse perturbation est arrivée, avec des cumuls de pluie très importants. Cette pluie, additionnée à la fonte de la neige, a généré de fortes crues dans toutes les rivières. Les débits ont même approché les valeurs de crues centennales pour certaines! Les effets ont été plus ou moins importants selon les vallées, mais le Bastan a sans doute été le cours d’eau le plus touché. Long d’une dizaine de kilomètres pour 5 à 8 m de large en moyenne, ce gros torrent affluent du Gave de Pau s’écoule dans une vallée pentue qui compte de nombreux sommets élevés, donc très enneigés en ce mois de juin. La crue y a été véritablement dévastatrice, emportant arbres, tronçons de routes et même plusieurs maisons. Pour restaurer les infrastructures et surtout la circulation routière, de très importants travaux ont été réalisés dans les semaines et les mois qui ont suivi, surtout dans la moitié aval de la rivière. Après ces deux épisodes, le Bastan n’était plus qu’un champ de ruine, surtout dans sa partie aval. La fédération des Hautes-Pyrénées a profité de cette situation pour réaliser une étude sur la recolonisation piscicole de cette rivière, en essayant de répondre à deux questions : comment et à quelle vitesse la population va-t-elle se reconstituer ?
Un suivi précis
Le protocole utilisé consistait à suivre l’abondance de truites par pêche électrique dans quatre stations du Bastan (deux dans la partie amont et deux dans la partie aval) et dans les trois principaux affluents pendant cinq ans. Ce volet quantitatif a été couplé à des analyses génétiques sur les truites capturées dans le Bastan, afin d’observer quel rôle jouaient les affluents dans le processus de recolonisation. Peuplés de belles populations de truites, ceux-ci ont en effet été moins touchés par la crue et constituaient donc des « réservoirs biologiques » en puissance pour repeupler le Bastan. Dans ces torrents pentus, ces populations sont relativement isolées les unes des autres. La fédération a donc fait l’hypothèse qu’elles pouvaient être différenciées génétiquement, ce qui s’est révélé exact. Ainsi, les analyses génétiques des truites capturées chaque année dans le Bastan permettraient de savoir si elles venaient des affluents et desquels.
Un état alarmant
Les résultats ont été très intéressants à plusieurs niveaux. Commençons par l’abondance de truites. En 2013, les inventaires ont été réalisés essentiellement dans les affluents. Ils ont permis de constater que même si la crue y avait eu un impact significatif, les densités restaient conséquentes, atteignant souvent plusieurs dizaines de truites/100 m, avec évidemment des différences significatives entre secteurs. La situation était bien différente dans le Bastan. En automne 2014, soit plus d’un an après la crue, il reste encore quelques truites dans la partie amont du cours d’eau (10 à 20/100 m), mais plus aucune dans la moitié aval, où les très lourds travaux ont sans doute fini de décimer les survivantes. Les truites capturées étaient en outre dans leur grande majorité (environ 80%) des alevins, première génération post-crue issue des quelques géniteurs survivants. La reconstitution de la population avait donc déjà bien démarré !
Un retour rapide
Dès 2015, des truites ont été capturées dans toutes les stations, dans la partie amont (de 10 à 80 truites/100 m), comme dans la partie aval (de 10 à 20/100 m). Si les abondances sont encore faibles, le processus de recolonisation est cependant déjà bien engagé dans l’ensemble du cours d’eau. Et les années suivantes n'ont fait que confirmer ces premiers résultats, avec des abondances qui ne cessaient d’augmenter au fil des bonnes reproductions (2016, 2017, 2019), processus à peine ralenti par les mauvais recrutements (2015, 2018) (voir figure 1).
En effet, ici comme partout ailleurs, le succès de la reproduction dépend étroitement de l’hydrologie de fin d’hiver et du début du printemps. Et ce sont principalement les crues et coups d’eau survenant à cette période qui conditionnent la densité d’alevins présents l’automne suivant. Car il faut préciser que les truites capturées dans le Bastan étaient toutes sauvages, puisqu’aucun alevinage n’y a été réalisé après 2013. Preuve de la forte dynamique de la population, il n’a fallu que trois à quatre ans pour retrouver la densité initiale dans la partie amont (figure 1).
C’est un peu plus long dans la partie aval, pour deux raisons : les lourds travaux réalisés dans la rivière juste après la crue et en 2018, qui ont de nouveau fortement touché la population. Malgré cela, elle retrouve son niveau d’abondance six ans après la crue dans les secteurs offrant de bonnes potentialités d’habitat. Qui l’eut cru après avoir vu cette rivière totalement dévastée en 2013 ? Bien sûr, certains secteurs restent déstabilisés et mettent plus de temps à retrouver un habitat de bonne qualité, ce qui se ressent dans les densités de truites que l’on y observe (exemple de la station BA4 dans la figure 1). La population de truite du Bastan s’est donc reconstituée rapidement. Mais à partir de quelles truites puisqu’il en restait très peu dans la partie amont et aucune dans la partie aval ? C’est là que la génétique intervient ! Les analyses réalisées sur les truites capturées dans le Bastan chaque année ont été comparées avec celles des affluents, mais aussi avec celle du Gave de Pau dans lequel il conflue. Les résultats montrent sans ambiguïté le rôle joué par les populations de ces différents cours d’eau.
Quelle origine ?
Dans la partie amont (stations BA1 et BA2, figure 2), les truites capturées s’apparentent essentiellement à celles du ruisseau Dets Coubous d’où on peut déduire qu’elles ont donc dévalé en grande partie. Dans la partie médiane (station BA3), la population s’est essentiellement reconstituée à partir de truites ayant dévalé du Bolou. Ce sont donc ces « pionnières » qui ont été à la base de la nouvelle population de ce secteur. Dans la partie la plus aval enfin (station BA4), ce sont les remontées de truites depuis le Gave de Pau qui ont permis de recoloniser le Bastan. Enfin, la surprise vient du ruisseau de La Glère, abritant une belle densité de petites truites, mais qui a finalement peu contribué à la recolonisation. La faute à la très forte pente de la partie aval assez cascadante ? À la grande stabilité des débits qui ne déclenche pas les déplacements ? Difficile à dire. Cela montre cependant que dans certains cas particuliers, la dévalaison peut être réduite et les populations relativement sédentaires.
Libre circulation
Quoi qu’il en soit, cette étude démontre bien plusieurs principes essentiels pour que les rivières touchées par des événements catastrophiques (crue dévastatrice, pollution accidentelle, etc.) retrouvent leur abondance relativement rapidement. La première est l’existence d’un « réservoir biologique » à partir duquel le processus de reconstitution de la population peut s’engager. Dans le cas du Bastan, ce rôle a été joué par la partie amont, où avaient survécu quelques truites, mais surtout par les affluents et le Gave de Pau. Mais encore faut-il que les truites puissent circuler de ces « réservoirs biologiques » vers le cours d’eau à repeupler. Et c’est le second paramètre indispensable pour une reconstitution rapide : la libre circulation des poissons ! Que des seuils et barrages entravent leurs déplacements, et tout le processus est bloqué. D’où l’importance de restaurer la continuité écologique partout où elle est nécessaire. Enfin, cette étude montre bien la résilience des populations de truites et leur forte dynamique dès que l’habitat leur est favorable. Car si les migrations depuis les affluents ont bien permis de repeupler le Bastan, c’est surtout en y apportant quelques individus pionniers, dont le nombre est relativement modeste. C’est ensuite la reproduction de ces truites dans le cours d’eau qui a permis de franchir des paliers successifs en matière d’abondance, jusqu’à enfin retrouver les densités initiales. Des conclusions transposables à chaque situation de rivières touchées par un événement catastrophique et qui peuvent donner un peu le moral aux pêcheurs locaux.